samedi 9 novembre 2013

La dernière trace du passage de Rimbaud à Charleroi n’a pas résisté à la promotion immobilière, par André Guyaux


DR

Voir la façade ci-dessus, à droite.

La façade de ce qui fut la « Maison verte » vient de tomber sous les coups de pioche des démolisseurs. Célébrée par Rimbaud dans deux sonnets datés d’octobre 1870 : Au Cabaret-Vert et La Maline, et dans un poème de mai 1872, Comédie de la soif, où il l’appelle « l’Auberge verte », l’établissement se trouvait sur l’actuelle place Émile Buisset, dans une maison construite en 1851, dont la sobre et belle architecture néoclassique méritait à elle seule moins de brutalité. Il existe une photographie datant de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe, montrant le bâtiment et son enseigne[1].

Rimbaud a fait trois séjours à Charleroi : en août 1870, en octobre de la même année, puis, avec Verlaine, en juillet 1872. En août 1870, il fuit Charleville, sa ville natale, dans le but de rejoindre Paris. Pour des raisons liées à la guerre, la ligne de chemin de fer la plus directe pour Paris et qui passe par Reims, est coupée. Mais Rimbaud sait qu’il peut rejoindre la Belgique et prendre à Charleroi un train pour Paris. Sans doute a-t-il pris le train de Charleville jusqu’à Givet et poursuivi à pied jusqu’à Charleroi. Il quitte Charleville le 29 août et reprend le train de Charleroi pour Paris le 31. Il a de quoi acheter un billet pour Saint-Quentin, à mi-parcours. Interpellé à la gare du Nord à Paris, il passe quelques jours en prison. Georges Izambard, son professeur au collège de Charleville, vient le délivrer. Il séjourne quelque temps à Douai, la ville d’Izambard, puis rentre à Charleville, d’où il repart aussitôt pour Charleroi, au tout début d’octobre. Il ne s’agit plus à ce moment de gagner Paris : Charleroi est le but du voyage. Au collège de Charleville, il a croisé Jules Bufquin des Essarts, fils du directeur du Journal de Charleroi, Louis-Xavier Bufquin des Essarts. Il voudrait s’y faire embaucher et devenir journaliste. Il est reçu à dîner dans la famille des Essarts, mais ses propos non-conformistes choquent. Le lendemain, il est éconduit. Il rejoint Bruxelles et de là à nouveau Douai.
           
Rimbaud aura seize ans le 20 octobre de cette année 1870. Il est à la croisée des chemins. Il ne sera pas journaliste. Mais il est poète. Il l’a écrit à Théodore de Banville, le 24 mai, dans une lettre accompagnée de trois poèmes. L’un d’eux dit son désir de liberté :

                            Par les beaux soirs d’été, j’irai par les sentiers,
                            Picoté par les blés, fouler l’herbe menue.

À Charleroi, le fugueur vit un moment de quiétude qui devient un ressourcement. Les lieux fermés de sa ville natale – la famille, l’école – lui sont hostiles. C’est du moins de cette manière qu’il le ressent. Charleroi lui offre d’hospitalité dans l’espace d’une petite brasserie ou d’un bistrot, où il se restaure :

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi
– Au Cabaret-vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

L’image se fixe. Quand en mai 1872 il se joue la « comédie de la soif », il se souvient avec nostalgie de « l’auberge verte » comme d’un lieu désormais inaccessible :

Et si je redeviens
Le voyageur ancien
Jamais l’auberge verte
Ne peut bien m’être ouverte.

Dans le symbolisme des couleurs, qui féconde la poésie de Rimbaud, le vert est le chromatisme déterminant : c’est la couleur de l’eau de mer qui mouille le bateau dans Le Bateau ivre :

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres
L’eau verte pénétra ma coque de sapin.

C’est la couleur des « vibrements divins des mers virides » dans le sonnet des Voyelles, et celle des « fronts studieux », car le cerveau peut recréer le monde, sa verdeur, sa vigueur.
            
Parvenu à Charleroi après avoir traversé les Ardennes, Rimbaud entre à la Maison verte, parce qu’elle est à proximité de la rue du Collège, où il va rencontrer Louis-Xavier Bufquin des Essarts, et parce qu’elle est verte. Un architecte d’intérieur, improvisé sans doute, a eu cette idée, facétieuse et moderne, de tout peindre en vert dans cette petite auberge, où le jambon et « la fille aux tétons énormes » offrent sur le fond vert un appétissant contraste.
          
La ville de Charleroi n’avait jamais fait grand cas de ce lieu de mémoire. Désormais, il il n’existe plus. On aurait pu espérer un sursaut, voire un tournant dans l’urbanisme carolorégien, qui s’est souvent distingué par de déplorables destructions. On peut d’autant plus le regretter qu’un regain d’intérêt se manifeste en Europe pour le patrimoine littéraire. Une « Fondation Rimbaud et Verlaine » vient d’être créée à Londres. Son siège est la maison, que l’on a pris soin de préserver, où Verlaine et Rimbaud ont vécu à l’automne 1872. Son but est d’encourager la création poétique contemporaine. Le musée Rimbaud de Charleville fait peau neuve : un grand cabinet d’architecte est chargé de repenser l’espace intérieur du « Vieux Moulin ». En 2015, une importante exposition consacrée à Verlaine s’ouvrira à Mons.


                                              
Cet article a été publié, le 28 octobre 2013, dans La libre Belgique, mais n'a pas été mis en ligne sur le site du journal.


[1] Cette photographie a figuré à l’exposition du centenaire de la mort de Rimbaud, en 1991, au musée d’Orsay. Elle est reproduite dans le livre de Bernard Bousmanne, Reviens, reviens, cher amiRimbaud-Verlaine, l’affaire de Bruxelles, Calmann-Lévy, 2007, p. 47.

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